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Christine Schauts, Sociologue



Dessinez-moi une île…



Quand je pense à une île, je pense d'abord à des îles très concrètes qui m'ont marquées et que j'ai aimées. Je penses en particulier à une ile immense qui est l'ile de Cuba et à des îles très petites qui sont les îles éoliennes dans la mer méditerranée à proximité de la Sicile. Je les ai découvertes il y a très longtemps et ces îles m'avaient fascinée, surtout la plus petite d'entre elle. Parce que au moins 2 d'entre elles, Filicudi et Alicudi sont une sorte de gros rocher dont on fait le tour très facilement, qui étaient des îles reliées pas directement à la terre ferme mais à d'autres îles via un bateau qui passait toutes les semaines à ce moment là et qui apportait aussi de l'eau parce qu’il n’y avait pas d'eau potable sur ces îles. Ces îles étaient entourées d'eau mais il n’y avait pas d'eau potable sur ces îles. Et donc les bateaux venaient avec des grands réservoirs d'eau et, chaque semaine, vidaient cette eau et la distribuaient aux habitants de l'ile qui vivaient une sorte de rationnement de l'eau. Et donc j'avais votre âge à cette époque là et j''étais subjuguée par ce paradoxe et par la vie tout à fait particulière qui pouvait s'en dégager: l'attente des bateaux, la rareté, mais aussi peut-être une certaine lenteur qui pouvait s'en dégager parce que parfois même la mer méditerranée pouvait être houleuse et ils ne pouvaient pas toujours avoir un accès facile à la terre ferme ou à d'autres îles plus importantes. Les 2 îles, la très grande qui n'est presque plus une île, sauf quand on se cogne à ses bords qui est Cuba (j'aurai pu dire l’Angleterre mais c'est une île qui me frape moins que Cuba) et puis l'infiniment petit qui est cette île tout à fait magnifique par ailleurs mais qui était à la fois dépendante de ses rapport à la terre ferme et qui a la fois dégageait un esprit insulaire. Justement par cette dépendance, elle était tout à fait singulière. C'est ce paradoxe que je trouvais intéressant, donc c'est la première chose à laquelle je pense quand je pense à une ile. Je pense à des îles en particulier, des images d'iles particulières, et je pense à, c'est même la première chose à laquelle j'ai pensé, l'ile de Robinson Crusoé, l'ile sur laquelle on échoue sans l'avoir nécessairement voulu mais qui, par l'apprivoisement que l'on peut faire d'elle, y compris un apprivoisement contraint, parce que Robinson il est sur l'ile, il n'a pas le choix, il ne peut pas s'en aller. Se construit un univers, un monde, atteint un certaine autre forme d'humanité qu'il n'aurait peut être pas connue s'il était resté sur la terre ferme. Donc c'est cette idée un peu évocatrice de transformation symbolique d'une vie d'avant. L'île pour moi, c'est l'ile de Robinson et c'est cette histoire là un peu magique, forcément très contrainte, mais qui va donner l'occasion à Robinson de se découvrir, de découvrir l'altérité, qui est Vendredi, celui qui va devenir son compagnon, qui est noir, qui est un sauvage. J'ai l'impression que l'île, par sa finitude, par le fait qu'elle soit entourée d'eau, contraint aussi à explorer quelque chose de soi même qu'on aurait pas exploré si on avait pas échoué. Je parlais de contrainte aussi avec les 2 petites iles. Il y a une contrainte qui autorise au dépassement, à la découverte, à la rencontre de l'altérité, donc pour moi c'est ça l'ile. Et puis la troisième chose à laquelle je pense qui découle des 2 autres, c'est ce qu'on appelle l'esprit insulaire. On utilise ce terme là quand on parle de l’Angleterre qui n'est pourtant qu'à 35 km de Calais et qui pourtant développe une histoire singulière, atypique par rapport au continent, en tous cas c'est l’image qu'on continue d'entretenir. Donc je trouve ça intéressant cette notion d’insularité, et tous les stéréotypes qui peuvent en découler, mais c'est aussi quelque chose qui est vrai. L’Angleterre n'a jamais été conquise, donc voilà il y a surement quelque chose de vrai lié à cette insularité et à ce paradoxe que j'ai évoqué.
Je reviens à Venise, parce que j'avais visité Venise à votre âge, en dehors des périodes touristiques, et j’avais visité les petites îles, dont Burano. Ce qui m'avait frappé dans cette île, c'est que c'est une île d'une île. Même si Venise n'est pas la terre ferme, il y a encore quelque chose d'encore plus isolé, singulier. Et alors ce que j'avais adoré c'est cette église byzantine. Ca venait nous raconter autre chose, ça venait figurer sans doute plus que Venise même. Tous ces liens qui existaient entre Venise et l'orient, et tout ce monde qui avait quand même été un monde particulier, le monde Byzantin, qui était un monde au croisement de l'occident, de l'orient, et qui a développé dans mon imaginaire à moi aussi une singularité historique. On ferait bien de se rappeler parce que aujourd'hui on a l'impression que c'est super loin de nous l'orient. Il y a un temps historique qui a tenté même si je crois que c'est un peu romancé ce que je dis, le syncrétisme et l'hybridation des sociétés qu'on présente aujourd'hui comme imperméables. Les îles c'est ça aussi, c'est un peu contraire ce que je vais dire: l'ile c’est à la fois un espace fermé et singulier et puis c’est toujours un espace de transition vers autres chose, une île c'est au milieu d'une mer qu'on va traverser et, sauf si on a un accident de bateau, on passe l'ile, et donc l'ile, pour moi, c'est aussi le chemin vers quelque chose d'autre, l'infini, l'imaginaire, la mer qui fini jamais, l'horizon à perte de vue, pour moi c'est ça aussi, cette complexité entre quelque chose de fermé et quelque chose qui est sur un point sur un flux, un point sur un chemin.



… à Venise ?



Si Venise existe c'est parce que on a fait du commerce avec l'orient. Je pense qu’il y a toutes ces échelles encore présentes à Venise, peut être sous une forme de commerce que les étudiants du premier semestre n'appréciaient pas beaucoup, mais qui est peut être cette forme d'insularité, d'une complexité d'iles, de plus petites îles accrochées à des plus grosses îles, et des vaporettos qui circulent entre elles. Mais c'est aussi des horribles paquebots qui viennent de la méditerranée, puis c'est l’église byzantine, c'est l'appel au monde. Venise c'est vraiment l'ouverture sur l'orient pendant des siècles, en tous cas 200 ou 300 ans, c'est quand même l'ouverture sur le monde. Et Venise c'est aussi un point à partir duquel il y a des diffusions de l'orient vers l'occident, de Venise vers la terre ferme. Donc je trouve qu'il y a toutes ces échelles là dans Venise, je trouve que cette complexité que j'évoquais dans les îles on la retrouve dans Venise, même si peut-être on a tendance à oublier ce caractère cosmopolitain, ouvert mais dans une forme de domination, c'est pas que antagonique.



… dans le futur ?



Je crois que c'est déjà plus les mêmes enjeux par rapport à ce que je racontais: une île comme Filicudi a surement l'eau courante aujourd'hui. Mais je pense qu'il y a certainement d'autres formes de complexité entre l'ouverture et la fermeture qui doivent se jouer, y compris à Alicudi entre l'hiver et l'été, le temps des touristes et le temps des habitants, les habitants insulaires qui sont là en seconde résidence mais qui, à mon avis en ressentent certaines dimensions de cette complexité.
Sur la montée des eaux si un jour il n'y a plus d'ile, ben il n'y aura plus d'ile. J’imagine que les gens partiront à temps pour la fuir. Donc là j'ai pas assez de créativité pour imaginer.
Le Mont Saint-Michel était une île à la base, puis qu'on a relié à la terre ferme par une route, et maintenant, avec les travaux du barrage et le pont en construction, elle redevient une ile à certains moments. Là on est encore ds quelque chose de différent et de plus complexe. Il y a une ville pas très loin, le Mont-Dol, qui était dans le temps une île, au même titre que le Mont Saint-Michel, c'était un caillou au bord de la baie. Il n'y avait pas ce processus d'ensablement que connait le Mont Saint-Michel qui est un processus d'ensablement qui date de toujours j'ai l'impression parce que le Mont-Dol était entouré de mer et maintenant est 15km dans les terres. Dans le coin (j'habite parfois en Normandie) il y a de ceux qui disent « c'est très bien ça va redevenir enfin une île », se rapportant à l'image qu'on a tous du Mont Saint-Michel et d'autres qui disent « ben non l'ensablement est un processus naturel, ça sert  rien de luter contre la nature, c'est l'histoire de Mont-Dol, ce sera bientôt l'histoire du Mont Saint-Michel d’être ensablé et d’être rattaché à la terre ferme ».
Là vous me parlez du contraire, qui est plutôt la montée des eaux qui fait qu'une île risque de disparaitre. Je suis très ambiguë par rapport à ça. Concernant le Mont Saint-Michel, j'ai plutôt envie de dire que c’est l'histoire de la terre, l'ensablement naturel. C'est aussi l'histoire du Mont Saint-Michel, de devenir une ville sur la terre ferme, et puis à d'autres moments je dis « Ah non c'est tellement beau entouré d'eau.. ». On pourrait inverser le propos par rapport aux îles dont l'eau monte; peut-être qu'il y a des îles qui vont disparaitre, ça n’empêche pas qu'il faille luter contre le réchauffement climatique qui induit la montée des eaux



Carine Jacques, Architecte



Dessinez-moi une île…



Je la dessinerais à partir de ce qui bouge. Je pense que ce territoire de l’île est l’émergence liée à cette chose mobile. Ce qui va en rester va dépendre de tout ce qui est de l’ordre du fluide. Je commencerais par dessiner la rive où se trouve l’infini, où tout fluctue. Je dessinerais l’île par rapport à la mer car c’est par la mer qu’on vient, et qu’on va repartir. Je pense qu’on pourrait dire que c’est la part féminine qui va venir dire les choses et qui va être accueilli par la part matérielle. L’intérieur de cette île sera surtout un apport de l’extérieur. Le travail sera surtout un travail de protection de ces choses qui viennent. Comme architecte, je dessinerai un paysage de respect de ce qui est venu. Je ne chercherais pas à maintenir quoi que ce soit. J’accepterai sa possible immersion, sa possible disparition. Je crois que c’est la difficulté qu’on a en tant qu’architecte: d’accepter l’érosion, les émergences et les déplacements des choses. Je la verrais plus comme de l’écume, une fragilité et comme l’idée que tout est un voyage. Cette île pourrait bouger, aller ailleurs. Je crois que ce qui ce passe aujourd’hui et ce qui me fait mal, c’est que notre société qui est en train de crouler sur sa bêtise et veut absolument rendre tout définitif. Elle est en train de nous dire qu’elle exclut tout ce qui bouge. En tant qu’architecte, j’ai vraiment envie d’aller à l’envers de ça. Cette île ce serait un lieu d’accueil, un peu comme un béguinage, un lieu sacré de recueillement. Je crois que ce serait d’abord ça mon travail: d’être à l’écoute de ce qui viens là et de tout mettre en œuvre pour que ces choses puissent exister. Je crois qu’une île c’est ce qui reste là quand tout le reste a bougé. C’est le défit des architectes d’être capable de recevoir ça. On est obligé de travailler avec de la matérialité et en même temps il y a tout le reste. Je crois que le grand défit c’est de retourner vers la genèse des choses. Mais si je dois utiliser de la matière, la matière sera en partie celle qui sera apportée là. Mais elle sera de la matière par définition noble comme de la terre, de la pierre, et peut-être du bois qui serait arrivée.
Je crois qu’il y a quelque chose dans ces îles, puisqu’on parle de Venise: c’est dans la capacité d’aller se réfugier là parce que c’est le seul endroit où elles pourraient espérées ne pas être détruites. Donc elles se sont réfugiées dans l’endroit le plus misérable qui soit : un marécage. Et je me dis que dans ces îles en question, la chose qui semble le plus important pour toutes ces personnes, c’est préserver une mémoire, une identité de savoir. Ce serait certainement pour moi une forêt qui retrouverait des racines très profondément ancrées. Je la dessinerais avec de l’encre qui peut se diluer et peut-être de l’eau de mer. Ces outils permettent sur une feuille, si je mouille sur un côté, de ne pas avoir de limite absolue entre l’ombre et la lumière. Si la feuille est suffisamment poreuse, cette érosion qui va travailler sur la feuille de papier semble intéressante. J’utiliserais a priori de l’encre et du papier.



Et, pour vous, ce serait éphémère (parce que vous parler de mouvement et tout ça) ? Est-ce-que ce serait c’est quelque chose qui resterais, ou est-ce-que ce serait quelque chose qui se transformerait ?


Le quelque chose qui resterait ce serait le vivant. Donc il y aurait une sorte d’écriture possible d’un habitat. Je crois que ce que j’aimerais donner aujourd’hui à des habitants de la terre ce serait et une forêt et des livres. C’est à dire une mémoire d’un certain savoir. Je crois qu’on ne sait pas habiter autrement. Ca pourrait être aussi, si je donne des exemples un peu limite, les bras d’une femme. Pour moi, c’est exactement ça, c’est un lieu d’accueil. Il y a une très belle demande de Michel Serre aux architectes et aux urbanistes qui dit : « dessinez-moi le ventre d’une femme », dessinez-moi un lieu à habiter car «qui n’a jamais été tenu dans les bras, n’a jamais habité ». Des bras qui viennent recevoir dont il reste toujours cette tendresse, cette douceur, cette fragilité aussi, cette totale humanité. Je reviens à la notion du béguinage, cette espèce de retrait à la fois dans le monde et hors du monde. Ce lieu va régénérer ce qui soit et dedans et dehors. Ce serait de la lumière, pas de la construction. Il y aurait ce seuil qui va être fluctuant, surement au cours des saisons, des marais, et le désir des habitants. Mais qui serait lié évidemment à son rapport à l’horizon. Et cette peur que les hommes ont et qui leur impose de construire des espèces de forteresses, de digues, etc. de tout ce qui est fluctuant. Et donc si je parle de béguinage, ce n’est pas tellement pour s’opposer au monde extérieur, ou s’opposer à ce qui bouge, c’est au contraire être capable, à l’intérieur d’une forme de silence et de recueillement, d’accueillir ce qui vient. Donc ce serait par définition construit en pierre et en terre. C’est sacré une île.



Comment dessinerez-vous une île à Venise ?


Je crois que je tenterais simultanément de partir des entrailles de la mémoire de la terre et des hommes et de la mer et des hommes. C’est à dire simultanément, cet aller-retour entre le mémoire des matières premières et la mémoire de tous les vénitiens. Et donc la mémoire des voyageurs qui vont et viennent dans la mer. C’est aussi tout ce que cette mer a pu apporter comme nouveau savoir ramené de ces grands voyages. C’est être capable, à Venise en tout cas, de restituer à ce lieu, toute cette mémoire qui est gigantesque, qui va jusqu’au moment de la naissance de la terre et de la mer à cette mémoire qui est relativement récente des hommes et des voyages. Tenter de faire ça simultanément est très difficile puisqu’en plus ça bouge sur le plan horizontal et sur le plan vertical. Les plans sont aussi ceux du spirituel, du sacré. Ces horizons dont on parle bougent tout le temps. Aujourd’hui je pense qu’on est avec les horizons les plus bas qu’on n’a jamais connu, on est même plus bas qu’un marécage dans la manière dont les hommes se situe. Quand je dis qu’ils prennent la mer, ils s’approprient tout. Et je continue de penser que la seule manière de lutter contre cette guerre totale dans laquelle on est maintenant c’est dire « je ne participe pas d’aucune manière qui soit, j’arrête de condamner, j’arrête de juger, je tourne le dos et j’avance vers autre chose». Donc pour moi, Venise est aujourd’hui, comme tellement de lieux, représentative de la médiocrité de la société contemporaine. C’est une bête morte. Dans son agonie, elle est en train d’écraser tout ce qui est encore possible de vivant. Il faut la laisser crever, laissez les morts avec les morts. Il faut s’écarter. Qu’elle crève parce que c’est le sens de la vie aussi que les choses meurent et se transforment et se régénèrent. Mais une bête immonde doit crever et elle crèvera. Quand je parle de la bête immonde, je parle du pouvoir en place maintenant qui est remplacé. On passe de la mafia au totalitarisme du capital. Et Venise, comme d’autres lieux, sont l’apologie ou l’apogée de la mort. Il y a une très belle phrase qui dit: « laissez les morts enterrer les morts ». Je crois qu’il faut s’éloigner le plus loin possible pour ne pas se ramasser un bras ou une griffe. Il faut prendre soin de ce qui est vivant encore. Et je pense que ce qui est interpellant, c’est de voir avec quelle frénésie, ou même hystérie, chaque individus, chaque société, chaque communauté, tente aujourd’hui de tout garder tel quel. C’est vraiment la débâcle. On est toujours dans une société guerrière. Tout est combat. Il y a des projets qui émergent partout qui sont de véritables pépites, comme a été Venise à l’époque. C’était une pépite qui était générée dans quelque chose d’autre de crapuleux qui était la chasse de l’altérité. Aujourd’hui, la chasse à l’autre, c’est tout ceux qui sont en marge de cette société-là, qui ne sont pas dans ce troupeau de connards. On est là aujourd’hui. Et donc effectivement, s’il y a une île, c’est pour préserver la lumière, la vie. Gilles Clément a trouvé un nouveau concept en créant une terre sur la mer, où il plante une forêt qu’il laisse ensuite intact. Il crée ainsi une nouvelle terre inconnue, abandonnée, mystérieuse et sacrée.



Et comment dessinerez-vous une île dans le futur ?


On est aujourd’hui dans un temps des utopies et des grandes révoltes où la terre n’est pas encore devenue terre. Il faut se concentrer au quotidien, il ne faut pas oublier de se situer dans le présent. Je crois en la notion d’utopie. Bien que la ville meure en hivers, ce passage est nécessaire à sa renaissance. Je crois qu’il ne faut pas paniquer. Il y aura toujours quelque chose qui va venir, quelque chose de mieux, de nouveau. Je fais confiance en la nature. Et je crois qu’il faut d’abord s’ancrer dans le maintenant. Il est important de développer des territoires de possible, à partir de tout ce qui est impossible. C’est à dire qu’il faut être visionnaire. Je ne pense pas à l’apocalypse mais à l’espoir. Il faut protéger ces visions. Il faut laisser les impossibles se faire. Dans ma profession d’enseignante, je pense que de nouveaux dessins ne sont possibles que dans l’action, dans le concret et non dans le rêve impossible. En tant qu’architecte, je possède l’art de bâtir pour les hommes sur Terre. J’ai toujours été intéressée par l’habiter, et l’architecture générée par pays. L’enseignement quant à lui, c’est l’art de donner la faculté de faire.

Bertrand Terlinden, Architecte 

« Le pas vénitien, c’est une marche rapide »



Ayant fait son doctorat à Venise sur « Le projet de la Villa Madame. Un exercice de reconstruction » entre 1992 et 1996, B. Terlinden semble avoir vécu Venise d’une autre manière que l’on ne la vit aujourd’hui, loin des paquebots et de l’Acqua Alta. « Je n’ai quasi jamais vu San Marco sous l’Acqua Alta et je n’ai pas connu le nouveau port de Venise. »
On va donc plutôt s’intéresser à Venise en tant que città lagunare. « Burano, c’est Venise au 10ème siècle avant qu’elle ne devienne un ville de palais. C’était une ville basse avec de véritables campi. » Les campi étaient des vrais champs qui servaient de ressource aux bâtiments qui l’entouraient. Chaque quartier ou bloc de maisons comportait un campo qui constituait le cœur vital de la vie quotidienne. Au fil du temps, ces espaces naturels ont perdu leur statut de « terre » et sont devenus des places pavées. Les campi  n’ont pas seulement perdu leur fonction primaire, ils ont aussi perdu leur statut de lieu de rencontre et de vie communautaire. Résultat : des dizaines voire des centaines de petites places abandonnées à travers toute la ville.
Venise est une cité marchande, pas une cité seigneuriale, elle n’est pas née de l’agrandissement du à l’installation de bourgeois au pied du château du seigneur. Elle n’a donc jamais eu de faubourgs. Les Vénitiens sont au départ des Aquiléens en fuite venant d’Aquileia, cité romaine à l’Est de Venise. Venise à l’inverse de l’Europe qui s’était refermée sur elle-même durant le Moyen-Age s’était internationalisée. Elle était dès lors le seul point d’entrée de marchandise dans l’Europe, ce qui a contribué à sa richesse.
Venise a durant des siècles été liée à Constantinople (de 313 à 1473).   La puissance maritime et navale avait beaucoup de colonies commerciales le long de la mer noire. Les habitants de la lagune privilégiaient le commerce par la mer plutôt que par la terre. Cela évitait les intermédiaires de la terre qui faisaient augmenter le prix des marchandises. Ils faisaient du commerce de soie, d’épices et de parfums fleurissait jusqu’à l’invasion de Constantinople par les Turcs en 1453. C’est à partir de ce moment-là que les familles riches, chassées de Venise, ont réinvesti leur capital dans la région de la Vénitie (le nord de l’Italie) actuelle. Les terres ont été drainées pour être accessibles et cultivables et la villa vénitienne a vue le jour (cf. Palladio). Il s’agissait de résidences d’été de grands commerçants qui possédaient leur palais en ville. Au 17ème siècle ce phénomène de développement territorial a été transposé en Angleterre et un siècle plus tard aux Etats-Unis (cf. Jefferson). Venise, tout en gardant sa « lenteur » et vie pacifique, a donc toujours été en avance par rapport à d’autres sociétés. « Le pas vénitien, c’est une marche rapide. »








Axel Fisher et Patrice Neirinck, Architectes



Quel avenir pour Venise ?


PN.


Le regard le plus lucide c’est celui de MANFREDO TAFURI. Il étudie les pathologies, l’état d’usure de Venise, il n’est pas complètement désabusé, il pose un regard sain sur une ville en train de mourir. Les gens aiment VENISE pour diverses raisons et chacun voit cette ville comme il l’entend: on l’aime pour son paysage mental mélancolique, son patrimoine, son rythme. THOMAS MANN exprime dans mort à VENISE une sorte de fatalisme dont cette ville incarne le décor idéal. Les habitants ont quitté VENISE malgré sa beauté, ils aspiraient à une autre vie. La société de consommation a créé toutes sortes de besoins et chacun veut y prendre part, certains aiment le bateau d’autres s’ex¬clament :
« ma voiture c’est ma liberté ».
Les points de vue sont multiples. L’architecture et l’Art contemporain. Ce n’est pas forcément ce qui se construit. GIORGIO AGAMBEN considère que l’art, l’architecture, la littérature contemporaine:
Ce sont des hommes et des femmes qui face au réel sont capables de se projeter dans le futur, de proposer des visions, des morceaux de lucidité les uns à côté des autres pour construire dans la complexité. Une nouvelle relation à la réalité appa¬raît, car il ont bien analysé les signes qui étaient devant eux et fabriqué une ligne globalement acceptable.
« A Venise il y a des pans de beauté mais les touristes, les paquebots, les commerces m’ont emmerdé. J’ai apprécié le vaporetto; Après c’était bon; Venise est un cadavre».
Pour certains auteurs elle exprime la mort mais une belle mort, c’est l’ultime de¬meure. Si on met toutes les personnes de 70 ans et plus à VENISE je pense qu’elles ne prendraient pas ça mal, ce serait une belle maison de retraite, ça ne serait pas appréhendé comme un goulag. Si vous relisez VITRUVE, ALBERTI la première chose à choisir c’est un bon terrain et un climat tempéré. VENISE s’inscrit à contre-courant de ces idées et son environne¬ment est très hostile.


AF.



Je crois que le problème auquel vous êtes confrontés est similaire à celui qu’a posé la construction de la ligne de chemin de fer. Le projet établit une vision pour l’avenir. Les projets ont été de différentes natures. Va t’on relier cette ville à la terre ou pas. Certains y sont opposés, d’autres disent qu’il faut faire un pont pour la relier à PIAZALE ROMA. La plus intéressante des propositions est celle de GIAPELI, un architecte de Padou, il propose une ligne qui contourne la ville par la GIUDECCA et arrive PUNTA de DOGANA face à la place St. MARC, en un mot il parvient à imaginer q’ une mise à jour soit opérée face à la nécessité de rester connecté physiquement au monde en insistant et en décuplant le centre névralgique existant. Ce qui ce passe avec la gare PIA
ZALE ROMA c’est qu’il y a deux polarités opposées une façade moderne et une archaïque, GIAPELI propose de télescoper ces deux mondes. Accepter le fait d’avoir une ville sanctuaire aux portes de l’Orient et de l’EUROPE, si elle garde ses ambitions et de changer de paradigme, le chemin de fer est nécessaire, afin de faire vivre l’esprit vénitien et non le figer.



PN.


Le MIT a écrit sur la concurrence entre les villes en les comparant à des entreprises. Pour que les villes soient en croissance économique et culturelle il faut des plans d’actions urbaines, des
visions, des idées de développement qui ne répondent pas uniquement aux envies des habitants au quotidien, mais prennent en compte le rayonnement de la ville dans un territoire plus vaste. Par exemple PIERRE MAUROY a implanté le TGV à LILLE. Pour faire vivre la ville il fallait redynamiser son centre, mettre en place les composantes d’une ville moderne pour faire redémarrer la croissance. « Il fallait garder l’ opéra pour les riches et les touristes et développer le foot pour les pauvres » .Les villes s’inscrivent dans des stratégies : BARCELONE est le modèle de la ville par projet, de la ville en mutation. Elle décide de faire les jeux olympiques puis devient la capitale de la culture, puis la capitale mondiale de l’architecture.


AF.



Combien de civilisations ont disparu ? Combien de villes ont été abandonnées? Si VENISE disparaît ce n’est pas grave. Dans la Rome antique il y avait un rituel de fondation des villes l’inauguration mais aussi un rituel d’abandon des villes l’ exoguration. Les villes ne sont pas éternelles. VENISE vit des paradoxes entre ce qu’elle veut paraître et ce qu’elle est. Le fait que VENISE soit une ville touristique ce n’est pas la faute des touristes c’est juste qu’il y a plus de touristes. Un visiteur s’arrête d’être un touriste après avoir visité un certain nombre d’endroits, quand il a assouvi sa soif, quand il s’est réconcilié avec son « ici », il arrête de chercher « ailleurs ».
Quand je vais à VENISE j’évite les touristes et l’authenticité existe encore, « spritz deux euros, bacala sechée dans l’estuaire du DOGO au PORTUGAL » c’est un plat typique à VENISE. Certes il y a une menace hydrologique, le sacrifice des richesses fait partie de la gestion humaine et le MOSE est une expérience. Il y a des choses qui nous échappent à nous architectes, VENISE oui ou non aura une économie qui tourne autour d’autre chose que le tourisme dans cinquante ans, on ne peut pas le dire. C’est difficile d’imaginer une grande histoire pour rétablir une grande VENISE ça dépasse notre entendement.


PN.


Je pense que les projets d’architecture ont besoin d’une vision globale et interdisciplinaire. Par exemple l’accroissement de la population est une question qui nécessite des visions. Aujourd’hui quel type de programme faut-il promouvoir ? Construire des crèches, des maisons de retraite ?


AF.


L’urbanisme, le développement, ce sont des grands scénarios et ce n’est pas le tra¬vail des architectes. En travaillant sur la forme et la matière. On peut lire à travers l’architecture des signes de refondation. Pour moi il y a des moments magiques qui sont surtout dans les projets non réalisés. Par exemples la refondation du marché de RIALTO, l’hôpital de VENISE de le CORBUSIER qui est une interpréta¬tion de la structure urbaine à l’intérieur du bâtiment. Heureusement qu’il n’est pas construit mais ça ouvre des perspec¬tives. ALDO ROSSI avec le théâtre flot¬tant considère VENISE comme un monde clos. Un architecte peut choisir l’échelle à laquelle il veut répondre afin d’ouvrir des portes intellectuelles. Quand je suis ren¬tré à l’école d’architecture en ITALIE. On a commencé par me parler de VENISE en ces termes: « ma grand-mère dit que VENISE c’est beau »
Il faut passer ce stade, appréhender l’épaisseur de VENISE pleinement. La culture vénitienne peut être abordée à partir de nombreux domaines : l’art, la littérature, la sociologie l’histoire, l’archi¬tecture...Il faut dire de quelle discipline on part et vers quelle discipline on va pour éviter les moulins à vent.

Francis Metzger, Architecte

Et Venise alors !


Quel avenir pour Venise ? La sérénissime n’est-elle  pas en train de sombrer dans sa lagune ?



Nous nous posons beaucoup de questions sur le futur de cette cité, sur ce livre d’histoire. Peut-on laisser Venise se figer, devenir un simple témoin, en dehors du monde, en dehors du temps ? Peut-on agir dans une ville telle que Venise comme si nos actions n’avaient aucune conséquence ? Venise n’est pas un musée mais une ville !



Pour y répondre nous avons rencontré Francis Metzger qui a eu l’occasion de traiter l’histoire de certains bâtiments (tels que la gare centrale). Nous avons retranscrit ci-dessous quelques passages de l’interview.


Et en ce qui concerne les paquebots ?


Dans le cas des paquebots par exemple, il est inconcevable que la ville doive s’adapter au tourisme. La logique voudrait que ce soit le tourisme qui s’adapte à la ville. En effet, si on ne permet pas aux autocars d’accéder à la Grand place de Bruxelles, pourquoi permettrait-on aux paquebots d’accéder à la lagune ? Une ville ça se mérite : chaque ville a ses caractéristiques, à nous de les accepter et de s’en arranger.



Qu’en est-il du tourisme ? Quel est son impact sur la ville ?


Il faut permettre un tourisme intelligent et adapté à la ville (et non n’importe quel tourisme). Notre rôle, en tant qu’architecte n’est pas de s’occuper du tourisme. Sans tourisme cette ville n’existe pas. La vie n’est pas dans Venise, elle est une ville carte postale, touristique, sans les conforts d’une ville habituelle, tel que les supermarchés. Si on veut changer cela, ça la dénaturera : c’est une ville dédiée au tourisme. La question qu’il faut se poser est quel tourisme va respecter le patrimoine écologique de Venise ?



Quel avenir envisagez-vous pour les vénitiens ?


Les vénitiens n’habitent plus la lagune, ils habitent Mestre, à quelques kilomètres du Walibi local […]



A cube s’interroge …


Francis Metzger traite de l’intervention architecturale dans un patrimoine reconnu mais pas des personnes qui côtoient ce patrimoine chaque jour, de leur mode de vie ou encore des conséquences de ces projets. Peut-on laisser des gens intervenir dans la cité des doges pour des raisons obscurs tel P.Cardin qui s’offre Venise comme il s’offrirait une peinture ou encore F.Pinault qui occupe la Punta Della Dogana parce qu’il n’a pas eu l’ile Seguin. Jusqu’ou laisserons nous les paquebots transformer, polluer la lagune. N’oublions pas le projet Mose et son prix exorbitant qui, durant un demi-siècle, bouleversera l’écosystème de la lagune à chaque Acqua Alta. Peut-on réellement se permettre de négliger les conséquences qu’ils entrainent ?
Nous avions espéré que Francis Metzger se positionne sur l’avenir de Venise et des Vénitiens. Il nous a surtout parlé de la question de la construction d’œuvres contemporaines dans une ville ou le patrimoine est partout. Celle-ci est certes une très belle question, mais à quoi sert ce patrimoine s’il n’y a plus de vie autour, mis a part des hordes de pigeons et de touristes ?
Mais qu’en est-il réellement de l’avenir de Venise ? La politique de l’autruche n’aidera pas Venise !
Aujourd’hui tout le monde consomme Venise : un vol de quelques heures nous permet d’aller admirer la place Saint-Marc et son campanile.
Venise fait partie du patrimoine exceptionnel de l’humanité, n’est-il pas du devoir de l’humanité de la préserver ?



Maurizio Cohen, Architecte





Maurizio Cohen a été commissaire du pavillon Belge de 2002 et a fait partie du jury des Biennales suivantes. Selon lui, la Biennale est un « lieu tremplin » pour certains participants mais elle reste tout de même assez décevante car ce lieu est réservé à une élite. Pour élargir ses portes à un public plus vaste et plus varié, il est absolument nécessaire que le pavillon soit facile à comprendre. Venise ne doit pas négliger l’industrie culturelle qui rapporte de l’argent dans les caisses, même si la Biennale – vu le fait qu’elle est assez repliée sur elle-même et en dissociation avec la ville- ne leur profite pas ; elle fait partie d’un rythme fataliste que l’île doit exploiter. Le commerce domine sur la culture. Ce sont les évènements comme les foires des bateaux qui attirent du monde et qui rapportent de l’argent afin d’organiser d’autres évènements culturels.



Qu’est-ce que vous pensez du système économique présent aujourd’hui à Venise ?



Venise est trop souvent considérée comme étant le fruit de la mer alors que son lien avec le territoire est primordial dans son fonctionnement. De manière (trop) légère, on voit Venise comme LA ville romantique avec l’eau et son cadre théâtral alors que la vraie Venise va au-delà de cette image. Elle n’est pas un objet isolé mais fonctionne grâce à des relations économiques et productives avec son territoire industriel (=Mestre). Sa position
géographique en tant que « porte de l’orient » a toujours été un atout pour le développement de la ville.



Que pensez-vous des projet mis en place dans la lagune (ex :Mose) ?



La ville de Venise dépense beaucoup d’argent dans sa sauvegarde. Prenons pour exemple « Mose » qui est un projet répondant aux problèmes du moment de sa construction mais auxquels, aujourd’hui, nous pourrons répondre autrement car d’autres moyens sont disponibles.

On peut faire l’analogie avec la médecine en associant Venise à une « grande ville malade » : au passé, on utilisait des médicaments expérimentaux pour la tuberculose tout en sachant qu’on arrivera un jour à trouver la solution. A Venise, l’échelle du problème a changé mais nous cherchons encore une issue pour sa guérison. Venise fonctionne sur la provocation et la vulgarité qui est le principe d’attraction et de répulsion. Les paquebots sont quelque chose de barbare dans la ville délicate, ils fonctionnent comme « un éléphant qui bouge dans un magasin de porcelaine». Omniprésents, nous ne pouvons pas les ignorer, nous savons qu’ils sont vulgaires et pervers dans un tel contexte, mais ils nous fascinent en même temps.



Quel est l’avenir de Venise ?



Venise oblige à une lenteur avec sa dimension piétonne alors que le monde d’aujourd’hui bouge très vite et sans cesse. « Je ne sais pas faire de prévision sur l’avenir, mais une des solutions serait d’installer le domaine tertiaire sur l’île pour favoriser son repeuplement. Il faudrait installer la notion de télétravail qui nécessiterait moins de déplacement. Venise comme toutes les villes du monde dépendra du développement économique mais fait valoir son atout décisif : son contexte attirant.



Quelle place occupent les Vénitiens dans ce système ?



Les Vénitiens ne se laissent pas faire et s’opposent aux paquebots car ceux-ci ne leur rapportent rien au niveau financier. « L’économie dicte le mouvement, le reste n’est que du vernis que l’on met pour attirer ». On considère les Vénitiens comme étant les personnes qui profitent en premier des opportunités économiques du lieu (avant commerce de marchandise).



 

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